Diaporama Le Temps mis à nu
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Tabula Rasa : le Temps mis à nu
11 épreuves jet d'encre sur papier FineArt Hahnemühle (mat) contrecollé sur Dibond 3mm, 120 x 80 cm

HISTORIQUE DU PROJET

Entre 1997 et 2002, alors installé en Islande, j’eus souvent l'occasion de marcher à travers des paysages totalement minéraux. Ces lieux, vides et silencieux, parfois nimbés de brume, exercèrent sur moi une attirance déterminante. J'y trouvais une sorte de "hors-monde" qui me fascinait, me reposait, et vers lequel je voulais sans cesse revenir.

En 2007, un voyage en Norvège me conduisit jusqu'à la péninsule de Varanger, entre le Cap Nord et la frontière russe. Depuis le village de Vadsø, j'entamai une traversée du plateau en quatre jours. Après une longue étendue de toundra, très rase et foulée par les rennes, j'atteignis les reliefs dominant le centre du plateau. Là, autour de 600 m d'altitude, plus rien d'organique ni de végétal n'était visible, hormis les lichens plaqués sur la roche.

Varanger, 2007 (photo : Hervieu)
Varanger, 2007
(photo : Hervieu)

À nouveau, j'eus la nette sensation de pénétrer dans un ailleurs absolu, fait de silence, de vacuité et d'éternité. Mais rapidement, une tempête s’annonça, et je dus pousser jusqu’à la prochaine vallée pour y planter ma tente. À l'issue du voyage, toutefois, je formai le voeu de revenir : je voulais pouvoir m'imprégner davantage du lieu, et le photographier convenablement.

C'est dans ce but que je retournai à Varanger en 2017. J’installai ma tente près du cours d'eau le plus proche, à une dizaine de kilomètres du site convoité. Au troisième jour, le ciel couvert m'apportait la lumière grise que je désirais. Je partis retrouver la zone de crête que j'avais commencé d'explorer dix ans plus tôt. En parcourant celle-ci sur toute sa longueur, je découvris une succession de blocs affleurants, très érodés, stériles, qui dominaient de leur antiquité toutes les étendues désertiques environnantes. Pendant quelques heures, je fixai ces points de vue par la photographie. Puis, le ciel paraissant de nouveau instable, je rejoignis ma tente, sans que les conditions de revenir là-haut ne soient plus réunies ensuite.

LE TEMPS MIS À NU

Le plateau de Varanger est une paléosurface, terme de géomorphologie désignant une surface dont les processus de modelage par érosion remontent à des périodes particulièrement anciennes. À Varanger, la forme actuelle du paysage, sa structure, semble peu différente de ce qu'elle était avant la dernière glaciation (comprise entre - 110 000 et - 10 000 ans). Par ailleurs, la zone photographiée est constituée de quartzite, une roche très dure qui a résisté davantage encore à l'érosion que le reste de la péninsule, d’où son émergence au-dessus du plateau aujourd'hui. Ainsi peut-on dire que ces champs de blocs stériles, et plus encore ces monolithes informes qui affleurent en surface comme des léviathans pétrifiés, sont les témoins archaïques de périodes extrêmement reculées, à tel point qu'on ne saurait jusqu'où les faire remonter…

Or cette antiquité exceptionnelle n'est dissimulée par aucune couverture végétale, ni même aucun sol - ni terre, ni gravier, ni sable. Elle est là, massive et brute, fondamentale, dans son impeccable minéralité, visible depuis un temps immémorial. C'est cette permanence, à l'écart des hommes, exposée nue au milieu d'espaces immenses, qu’il m'a semblé intéressant de photographier.

Quoique immobile, cet univers reste néanmoins marqué par le temps. Sous la rudesse du climat, la roche se fissure, se fracture, se décompose, et enfin se disperse sur son socle. Mais la quartzite étire la durée de ce travail de façon plus interminable qu’ailleurs. De plus, les lichens rhizocarpons, seule présence organique ici, colonisent insensiblement la surface minérale à la vitesse de 0,5 mm par an. À travers ce réseau de signes et de rides, c'est l'écriture du temps qu'on peut ainsi lire, comme gravées sur ces stèles couchées.

À part cela, rien ne se passe, rien ne bouge. Pas même un brin d’herbe ployé par le vent. Peut-être, par hasard, un renne mourant venu d'en-bas, de la toundra, viendra-t-il un jour s'effondrer là, au creux d'une faille, pour ajouter ses ossements à la pierre. C'est du moins l'histoire que m'a raconté un crâne trouvé là-haut. Peut-être aussi, parfois, un nomade Saami montera-t-il jusqu'ici pour mieux repérer au loin, dans l'étalement de la plaine, quelques bêtes égarées ; suivi bien plus tard par un éventuel randonneur exigeant…


Varanger 2017 (détail) (photo : Hervieu)
Varanger, 2017 (détail)
(photo : Hervieu)




Et ce sera tout. Une fois l'Homme parti, ces paysages continueront d'être exactement ce qu'ils sont aujourd'hui, pour une nouvelle éternité.

VOIR L’ ABSENCE

S’il existe en nous une tentation de la vacuité, elle s’expérimente un peu là. De quoi ces paysages sont-ils l’image, si ce n’est d’une absence ? L’absence de l’Homme d’abord. Nulle trace de lui par ici. Nulle ingérence humaine visible. D’ailleurs, ces images n’auraient-elles pas été prises avant même l’apparition de l’Homme ? Ou bien peut-être après sa disparition ? Dans les deux cas, elles ressembleraient à ce que nous voyons là, une étendue indifférente, extérieure à l’humanité.


Sol martien depuis le rover Curiosity, 15 juin 2017 (photo : NASA)
Sol martien depuis le rover Curiosity, 15 juin 2017
(photo : NASA)




Extrapolons davantage encore : plus que l’Homme, c’est la vie-même qui est absente ici (sacrifions les lichens pour la démonstration). Dans ce cas, c’est un bond de 500 millions d’années en arrière que ces paysages nous font faire, quand la vie n’avait pas encore colonisé la surface terrestre. Ou bien peut-être, au contraire, un bond de quelques milliers d’années dans le futur (restons modestes sur notre capacité à détruire le vivant). À moins que ce ne soit un voyage de plusieurs millions de kilomètres vers l’ailleurs, vu la comparaison possible avec les images du sol martien que le rover Curiosity, de la NASA, nous a ramenées ces dernières années.

À toutes ces options en tout cas, les paysages proposés ici pourraient plus ou moins correspondre, étant donné qu’ils montrent de la matière parfaitement inanimée, dans de grands espaces totalement naturels et vides. Avant, après, ailleurs : toujours l’absence.

L’ESPACE DU DOUTE

Non seulement inertes, ces paysages sont aussi désespérément horizontaux. En montagne, il y a bien des lieux sans vie comme ici, mais au moins la verticalité y crée un peu de drame, on est tendus entre la chute et l’ascension, des parois se dressent, et la pesanteur, à la longue, en fait glisser des pans entiers, et les remodèlent. On ne s’ennuie pas en montagne. Mais dans ces paysages-là, tout est plat, au point que la mécanique de l’érosion peut à peine agir (paléosurface). La vue porte loin sur rien. Le destin est scellé, visible d’avance. C’est un décor de tragédie.

Sans parler du silence. Rien ne résonne ici. Pas le cri d’un oiseau, pas le clapotis d’un ruisseau. À peine un vent glissant sur la pierre. On est comme face au mutisme d’une église vide, ou devant l’inertie stupide d’un tombeau.

Sur cette table rase donc, aucun divertissement. Ce face à rien, qui plairait à Pascal, trouble nos esprits conditionnés par le divertissement. Que reste-t-il ? est-on tenté de se dire. À quoi se raccrocher ? L’absence de vie ne signifie-t-elle pas une autre Absence, plus grande encore ? Quand le rien s’étale à perte de vue, comment croire ? Perdus dans l’espace du doute, nous marchons encore pourtant, attendant peut-être un miracle.

Sans voir que ce miracle, justement, est sous nos pieds : ce sont les lichens.